Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Volkswagen Group, le 12 juillet 2024:
PowerCo, la société de Volkswagen Group dédiée aux batteries et QuantumScape (NYSE : QS) ont annoncé aujourd’hui avoir signé un accord historique afin de lancer la production à grande échelle de la technologie innovante de batterie lithium-métal à électrolyte solide, également appelée batterie lithium-métal à semi-conducteurs. Sous réserve d’une évolution technique satisfaisante et du paiement de certaines redevances, QuantumScape octroiera à PowerCo la licence qui lui permettra de produire en masse des cellules de batteries basées sur la plateforme technologique QuantumScape.
Cette licence non exclusive permettra à PowerCo de produire jusqu’à 40 GWh par an grâce à la technologie QuantumScape, avec la possibilité de porter cette production jusqu’à 80 GWh par an. Environ un million de véhicules pourront ainsi être équipés chaque année
Deux mois plus tard…d’après Battery News, septembre 2024:
PowerCo, filiale de Volkswagen, ne construira probablement qu'une seule des deux lignes de production prévues dans son usine de Salzgitter, en Allemagne. Selon le comité d'entreprise, la décision du constructeur automobileʼs'explique par la baisse de la demande de véhicules électriques et de leurs batteries. À l'origine, deux lignes de production d'une capacité annuelle de 20 gigawattheures chacune devaient être construites dans l'usine.
Cependant, la construction de la deuxième ligne a apparemment été reportée à une date indéterminée.
Que le principal constructeur automobile européen (9,2 millions de boîtes vendues en 2023 dont 770 000 tout électriques) fasse une volte face aussi soudaine a de quoi surprendre ! Volkswagen jette l’éponge en décidant de limiter ses capacités à 20 GWh quand le concurrent BYD a déjà une capacité installée de plus de 110 GWh qu’il va encore accroître. Volkswagen acte ainsi son échec à produire une voiture électrique, laissant la place aux constructeurs chinois…et à Tesla. L’analyse de cet échec est porteur d’enseignements, non seulement pour l’industrie automobile européenne, moins efficace que Volkswagen, mais également par extension pour l’ensemble de l’industrie européenne. Cet échec pointe une attention insuffisante portée à la chaîne d’approvisionnement, un mauvais signal lancé par un fleuron de l’industrie européenne et un avertissement pour l’Europe.
Analyse de l’échec Volkswagen
Volkswagen a inventé le concept de plate-forme entièrement modulaire en 2012, transformant ses voitures en pièces de lego. L’initiative s’est appelée Volkswagen Group MQB Platform. L’idée était de pouvoir monter ses voitures plus rapidement et à moindre coût. Dans un marché mûr, sans réelle possibilité de progression, une approche modulaire fait sens: elle permet de mettre en concurrence des sous-traitants sur des standards prédéfinis et de se contenter de l’assemblage, enfin de faire des économies d’échelle sur de nombreux modèles. L’approvisionnement n’est pas vraiment un problème puisque l’on peut passer d’un sous-traitant a l’autre indifféremment. L’approvisionnement insidieusement devient le problème du sous-traitant. La valeur ajoutée de Volkswagen réside essentiellement, outre l’assemblage, dans la définition des standards. Ces derniers seront alors figés pendant un certain nombre d’années pour amortir la plate-forme.
Cette stratégie a permis à Volkswagen de commercialiser des voitures à combustion présentant un bon rapport qualité prix qu’il pouvait mettre sur le marché rapidement, plaçant le groupe dans les tous premiers constructeurs mondiaux en 2023:
Le problème de la modularité est qu’elle est nettement moins adaptée à un marché qui bouge, où les standards sont un frein au progrès, un boulet au pied de l’innovation. Ce qui a fait le succès de Volkswagen et de ceux qui l’ont imité (comme Stellantis par exemple) sur le marché de la voiture à combustion creuse maintenant sa (leur) perte sur le marché des voitures électriques.
Chronologie d’un drame annoncé
En 2019, Volkswagen, fidèle a sa stratégie, introduit la plate-forme MEB (modular electric drive matrix ) à Brunswick. L’objectif est d’assembler des batteries modulaires destinés à équiper les différents véhicules électriques du groupe (marques Volkswagen, Audi, Skoda, Cupra, Seat…). Les cellules sont fabriquées par LG, CATL et SK Innovation. Volkswagen fait les packs, les modules et les systèmes de contrôle dans une enveloppe prédéfinie qui est introduite à un endroit prédéfini également du châssis de ses véhicules:
-La batterie:
-le châssis:
source: Battery Design
Volkswagen a adapté la conception de sa batterie aux cellules de technologie NMC (Nickel-Manganese-Cobalt) et a donc figé sa plate-forme MEB sur cette chimie de batterie. La concurrence au niveau des cellules NMC lui paraissait suffisante pour s’assurer d’un bon mix qualité prix et d’un approvisionnement adéquat. Il ne voyait pas en revanche l’éléphant dans la pièce: une nouvelle chimie de cathode qui rendrait progressivement obsolète les batteries NMC, à savoir la cathode LFP (Lithium Fer Phosphate). Volkswagen a tout simplement fait l’impasse sur la chimie, un paramètre représentant presque 50% du coût d’un véhicule électrique !
Les producteurs de batteries chinois sont eux intégrés et jouent sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement pour faire baisser les coûts. Ce sont des chimistes dans l’âme qui cherchent à verrouiller leurs approvisionnements (qu’est-ce qu'un chimiste sans matériel ?) et trouver la meilleure « solution » possible, à grande échelle: ils minent, ils raffinent, ils transforment, ils assemblent, ils contrôlent et produisent. Si un mélange n’est pas satisfaisant pour une raison ou pour une autre (rareté des matériaux, dangers d’incendie, déchets…), ils l’anticipent et en changent. C’est ainsi qu’ils n’ont pas hésité à remplacer la batterie NMC par une batterie plus rudimentaire (moins performante) mais plus stable et moins cher: la batterie Lithium Fer Phosphate (LFP), inventée et perfectionnée par les occidentaux dans les années 90. La chaîne d’approvisionnement de la batterie LFP est plus simple que celle de la batterie NMC: moins de métaux complexes à acquérir. BYD a utilisé ce type de batteries à l’échelle en premier suivi par CATL. La batterie était plus stable que la batterie NMC ce qui représentait un avantage notable: la place traditionnellement réservée aux matériel de contrôle pouvait être utilisée pour caser d’avantage de cellules. A niveau d’encombrement équivalent, la batterie durait d’avantage avec un coût moindre du fait de la disponibilité des matériaux.
Volkswagen, coincé par son processus d’assemblage dédié à la batterie NMC s’est trouvé dépassé. Comprenant tardivement l’importance de s’intéresser à la chimie, il décide alors de produire ses propres cellules: cathode, anode, séparateur dans une nouvelle giga-usine propriétaire à Salzgitter. Il ne battra pas les chinois à la production de masse de technologies existantes, donc il doit innover pour tenter le saut de 0 à 1 (Peter Thiel) Imiter les meilleurs avec dix ans de retard n’est pas forcément la bonne stratégie. C’est pourquoi Volkswagen signe un accord avec QuantumScape pour fabriquer des anodes lithium-métal en masse. L’anode lithium-métal est considérée comme la Rolls Royce des batteries car elle double presque leur autonomie. QuantumScape peut sauver Volkswagen ! Le problème (majeur) est que la cathode lithium-métal est très volatile et nécessite un séparateur quasi solide qui réduit alors singulièrement la performance. L’anode lithium-métal est peut-être la Rolls brandie par les grands constructeurs traditionnels en mal de batteries (Toyota par exemple), mais c’est surtout l’Arlésienne, un projet lointain qui ne verra probablement pas le jour avant 2030.
Source Yahoo Finance
On peut certes mettre au crédit de Volkswagen son réalisme soudain quant au manque de potentiel pratique de son investissement dans les batteries à anode lithium-métal. Mieux vaut tard que jamais. Mais le fait est que dans une industrie qui joue sur l’effet d’échelle, il se retire quand des concurrents mieux armés continuent à avancer. En dehors des effets de langage, rien ne semble montrer que Volkswagen a pris la mesure du problème et décidé de prendre sérieusement en considération l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement pour innover avec réalisme. Les dirigeants de PowerCo, la filiale qui regroupe les activités batterie de Volkswagen, sont issus du sérail: le CEO est responsable de l’activité batterie depuis 2020 ! Le COO gère l’activité cellules de Volkswagen depuis 2021 et le CTO travaille chez Volkswagen depuis 1999. Quant au CPO (Chief Procurement Officer), il travaille dans la fonction chez Volkswagen depuis 2021. Où est le sang neuf qui pourrait instiller de bonnes pratiques ? On prend les mêmes et on recommence…General Motors qui se trouve devant un problème identique a donné un grand coup de balai et recruté deux pointures, anciens de Tesla. Les deux hommes vont s’intéresser à la chimie et à la chaîne d’approvisionnement qu’elle implique. Ils travaillent déjà sur des projets plus réalistes que l’anode lithium-métal pour rendre les véhicules de GM compétitifs: cathodes LFP fabriquées à sec, anodes en silicium. Ce sont des projets sur lesquels Tesla travaille aussi pour rendre possible son Robotaxi à $25 000. Il n’est pas étonnant que le cours de GM ait progressé de 28% depuis le début de l’année alors que celui de Volkswagen a reculé de 18%. J’ai donné Volkswagen pour exemple, parce qu’il est le premier constructeur automobile européen, un des fleurons de son industrie admiré pour son organisation et efficacité. Il est également le symptôme d’une zone qui ne sait plus innover et se contente d’optimiser les coûts.
Modulaire à contretemps
Il n’y a pas de jugement de valeur à priori de ma part sur les approches modulaires et intégrées. Comme l’a expliqué Clayton Christensen, elles correspondent à différentes phases de la vie d’un produit: quand on cherche la performance, l’approche intégrée est adaptée, toutes les parties y travaillant ensemble. Quand en revanche le produit est suffisant pour le consommateur (marché mûr), l’approche modulaire est adaptée: elle permet à la fois de mettre rapidement un produit sur le marché, de le customiser et de baisser les coûts en mettant en concurrence les fabricants de sous-parties sur des standards communs. Schématiquement :
Performance=intégration
Rapidité, customisation et baisse des coûts =modularité
Il faut cependant aller plus loin pour constater les limites de ces approches:
dans un marché mûr, une approche intégrée peut tourner au monopole. Dans les années 90, on a fait un procès à Microsoft parce qu’il intégrait Windows et Internet Explorer. Depuis Apple se fait critiquer pour son intégration d’iOS avec l’AppStore et Google pour son intégration de Search avec Android ou Chrome; on est vite pied et poing liés avec un produit intégré.
dans un marché en progression, l’approche modulaire est inadaptée car trop rigide, organisée autour de standards intangibles. Même si les modules progressent indépendamment les uns des autres, on perd de vue la progression de l’ensemble, la chaîne d’approvisionnement à repenser. Le produit devient un assemblage de parties prédéfinies dans un cahier des charges. Les responsabilités et la connaissance sont diluées, la chaîne d’approvisionnement devient une préoccupation secondaire, devenant l’affaire des sous-traitants. Cela peut tourner au cauchemar car dans un marché en progression, les ruptures d’approvisionnement sont fréquentes du fait d’une demande subite sur des matériaux peu utilisés jusqu’alors (exemple de l’IA et des GPUs, des batteries et du Cobalt, etc). Au final, les coûts qui devaient baisser s’en trouvent plus élevés ! Alors qu’une approche intégrée limite au minimum le nombre de pièces et fait attention à chacune dans une optique de baisse des coûts (exemple des batteries électriques, de Tesla, etc.)
Le 787 et le 737 Max
L’exemple de Boeing permet de comprendre comment une approche modulaire inadaptée peut avoir des conséquences à long terme redoutables sur l’ensemble du processus d’innovation. Au début des années 2000, Boeing a en effet décidé d’adopter une approche modulaire pour la conception et fabrication de son nouvel avion le 787 Dreamliner. Cet avion était innovant dans la mesure où il était fabriqué avec des matériaux composites pour économiser du carburant et pouvait parcourir jusqu’à 14 000 km d’une seule traite pour sa version 787-9. Pourtant l’approche modulaire a été appliquée pour plusieurs raisons:
-un impératif de rapidité alors qu’Airbus allait sortir son modèle A380 dès 2007;
-la fusion avec McDonnell Douglas en 1997. McDonnell Douglas avait une forte composante militaire et donc était visé par la consolidation exigée par le Secrétaire à La Défense des États-Unis lors du dernier repas (1993). Les budgets diminuant, le nombre d’intervenant devait aussi diminuer drastiquement. Affaiblir ainsi l’armement faisait courir le risque pour les Etats-Unis de dépendre de trois ou quatre intervenants ayant du mal à amortir leurs frais sur des dépenses militaires amputées. Il y eut donc des contreparties : la possibilité de facturer en « cost plus » et la nécessité de travailler en modules (de manière à faciliter le remplacement d’un équipementier par l’autre). McDonnell Douglas est ainsi devenu une machine à cash, travaillant en modules re-facturés sans risque. La fusion a changé la culture d’ingénieur de Boeing. Pour les projets civils qui n’avaient pas la chance de pouvoir être facturés en cost plus, il fallait couper les coûts. L’approche modulaire était censée y contribuer.
-Dassault Systèmes qui avait accompagné Boeing avec Catia pour la conception du 777 proposait maintenant des logiciels adaptés à la conception modulaire collaborative (plate-forme PLM).
Boeing a ainsi externalisé 70% de la fabrication, ingénierie et fabrication du Dreamliner à 50 partenaires stratégiques à travers le monde, censés être plus rapide et moins coûteux qu’une solution interne. La sous-traitance de la chaîne d’approvisionnement s’est avérée un échec entraînant de graves dysfonctionnements au cours du temps (batteries inflammables, défauts dans les sections composites, sections de fuselage non conformes, problèmes de sécurité…), des avions cloués au sol et des dommages à la réputation de Boeing.
Les conséquences à long terme ont été plus graves encore. Réalisant que modularité et innovation ne faisaient pas bon ménage, Boeing a cessé d’innover dans la conception de l’avion suivant, le 737 Max. Il a préféré modifier un vieil avion, le 737, pour l’agrandir tout en utilisant du logiciel pour corriger ses défauts. La suite a été catastrophique. Si on peut faire l’impasse sur la modularité, on ne peut la faire en revanche sur l’innovation. Boeing a fait le contraire…
L’idéologie du modulaire
Innovation, intégration et maîtrise de la chaîne d’approvisionnement vont de pair. Mon dernier article 1 million de GPUs l’illustre à propos de la quête du sur-homme digital. C’est une course de Formule 1 entre quelques intervenants intégrant source d’énergie, centres de données et modèles. L’IA générative s’est au départ greffée sur un multi-cloud modulaire. Les besoins d’innovation la poussent vers l’intégration. De nombreux blocs de lego, tels que les modèles indépendants, risquent d’être éliminés au passage.
Une économie a besoin d’acteurs intégrés pour gagner en productivité car elle a besoin d’innovations. Parallèlement l’intégration est un risque: comment savoir si une société qui domine X n’en profite pas pour se donner un avantage non justifié sur Y ? Google qui domine le moteur de recherche n’en profite-t-il pas pour faire adopter Chrome ou son Play Store ? Apple qui a un monopole sur l’AppStore ne met-il pas un peu trop en avant Apple Music ou Apple TV ? Dans certains cas, l’intégration peut être de l’abus de position dominante déguisé, même si dans la plupart des cas, elle amène surtout de la performance en plus. Comment donc gérer cette tension entre intégration nécessaire et abus de position dominante possible ? Les autorités de la concurrence de manière pragmatique agissent à posteriori. Elles analysent d’abord si un acteur a une position dominante (part de marché), puis s’il en a abusé pour éliminer des concurrents ou pour léser le consommateur. En fonction, elles peuvent mettre des amendes, interdire des rapprochements ou remettre en cause des contrats d’exclusivité. Avec le développement d’Internet les cas potentiels ont été de plus en plus nombreux mais de plus en plus difficiles à discerner:
La notion de marché est fluctuante, les BigTech créant leur propre marché et le faisant évoluer.
Les consommateurs apprécient le service, n’étant pas contraints de l’utiliser (la concurrence est à un clic)
Les BigTech sont des pieuvres intégrant de nouveaux services en permanence, tout en permettant la modularité (cloud par exemple).
Les régulateurs sont un peu perdus. Les lois sur la concurrence ont été rédigées à une autre époque (XIXème pour les Etats-Unis) quand il s’agissait principalement d’éviter la restriction de l’offre sur un marché de biens facilement identifiable (pétrole par exemple). Or l’Internet apporte l’abondance partout et fait plutôt baisser les prix. Le consommateur n’est pas lésé par l’intégration, au contraire, même si elle permet de prolonger une situation de domination. Que faire ? Les Etats-Unis font avec leur loi séculaire et gèrent au cas la tension entre performance et abus de pouvoir. L’Europe a des idées 💡…plus radicales.
Minority Report
Puisque les BigTech sont insaisissables avec le corpus réglementaire actuel, pourquoi ne pas leur fabriquer une réglementation spécifique ? Cette réglementation les obligerait à adopter des services modulaires, quitte à diminuer leur performance, afin de favoriser l’émergence d’acteurs européens. L’approche modulaire est dans l’ADN des institutions européennes qui au forceps essaient d’harmoniser les normes disparates de leurs membres. Comme il est périlleux de viser des sociétés en particulier, le régulateur généralise et élargit le filet à toutes les sociétés qui pourraient ressembler à une BigTech. C’est ainsi que l’on passe d’une juridiction à posteriori à une législation a priori qui va empêcher le mal, c’est à dire l’intégration. On a trouvé les coupables avant qu’ils ne commettent le crime. Le DSA, le DMA mais aussi l’acte européen sur l’IA ont été construits avec un principe sous-jacent omniprésent noyé dans la masse de réglementation: le numérique doit être modulaire, dès qu’il commence à avoir du succès. Au delà de 45 millions d’utilisateurs, l’innovation est prohibée. Chaque service est une pièce de lego indépendante et standardisée susceptible d’être utilisée par un autre acteur. Par exemple, le DSA oblige les grands acteurs à dévoiler leurs algorithmes et données clés, ruinant ainsi les bénéfices de l’intégration. Le DMA va encore plus loin en interdisant de favoriser son service par rapport à celui d’un tiers qui utiliserait sa plate-forme. Qu’est-ce que l’intégration si ce n’est favoriser son propre service avec des connexions propriétaires ? C’est tout ce que le DSA et le DMA combinés prohibent, avec des amendes fortement dissuasives. Pour l’acte européen sur l’IA, ce sont vos données qui sont modulaires: le module vous appartient et ne doit pas être exploité par un tiers, il peut juste être branché à un service donné (un autre module) à votre initiative. Peu importe si l’intégration apporte de la performance, des bénéfices aux clients, la modularité devient obligatoire pour favoriser la concurrence. Plus que les BigTech qui ont toujours le choix de ne pas innover en et pour l’Europe, cette réglementation par effet induit va empêcher l’émergence d’un champion numérique européen. L’innovation et la performance seront réservée aux plateformes de moins de 45 millions d’utilisateurs mensuels européens, ayant moins de € 7,5 milliard de chiffre d’affaires et moins de € 75 milliards de capitalisation boursière. Pas de ChatGPT possible en Europe (il capitalise déjà € 144 milliards !)
À la fin de Minority Report, Précrime est démantelé...La science-fiction sera-t-elle prémonitoire ?
L’industrie européenne sacrifiée
Les institutions de l’Union Européenne n’ont pas forcément évalué les conséquences induites de leur réglementation sur la chaîne d’approvisionnement et par extension sur l’industrie toute entière. Les données sont indissociables du modèle, lui même indissociable de l’infrastructure, elle même indissociable de sa source d’énergie propre. La logique de module est complètement inadaptée au secteur numérique, surtout maintenant que l’IA pousse à l’innovation. Les BigTech ne s’y trompent pas, gardant leur vieux services (où la logique modulaire est possible) pour l’Europe et les services innovants d’IA pour le reste du monde. Les exemples abondent: Meta AI, Apple Intelligence, ChatGPT Voice, Copilot Voice, Meta Ray Ban...
Comment va concourir un Mistral indépendant dans cette course de Formule 1 qu’est l’IA, s’il lui faut attendre pour avoir à disposition les centres de données les plus performants ? Quel sera son levier par rapport des fournisseurs géants qui privilégieront leurs propres modèles. Une fois de plus, la chaîne d’approvisionnement est la clé. Elon Musk l’a bien compris qui vient d’achever un centre de données au Texas de 100 000 H100. La solution pour Mistral pourrait être de construire ses propres centres de données géants pour assurer ses approvisionnements. Mais avec quel argent ? Dès que son nombre d’utilisateurs dépassera 45 millions, il sera soumis au DMA, DSA et AI Act, contraint dans l’utilisation des données des algorithmes et l’adjonction de nouveaux services. Cela n’encouragera pas les investisseurs, sauf si Mistral arrive à se développer en dehors du continent. Pourquoi pas dans la Silicon Valley ?
Les conséquences industrielles sont également prévisibles. L’automobile est un avertissement. Les constructeurs européens ont dédaigné la chaîne d’approvisionnement, pour ne s’intéresser qu’à l’assemblage. Ils sont maintenant à la merci des constructeurs chinois et de leur giga-usines à batteries. La prochaine frontière de l’industrie est la robotique intelligente, une robotique qui ne fait pas que répondre à des instructions déterministes mais sait aussi anticiper et s’adapter. C’est une robotique qui pourra faire ainsi d’avantage, remplaçant des coûts de main d’œuvre élevés. L’aboutissement sera le robot humanoïde type Optimus qui s’adaptera aux chaînes existantes sans avoir besoin de les modifier. Celui-ci sera animé par un large modèle de langage type ChatGPT qui lui permettra d’entreprendre des actions diverses au sein des chaînes de production pour les rendre plus performantes et économiques. L’intelligences locale déterministe que l’on trouve actuellement dans la robotique industrielle sera dépassée par une intelligence plus générale amortie sur un plus grand nombre de robots: intelligence plus performante, moins chère. La différence entre une industrie efficace et une industrie lambda se fera au niveau du centre de données. Là aussi il faut penser l’intégralité de la chaîne d’approvisionnement et pas seulement la partie la plus visible, le robot lui-même. Il est frappant de constater que dans le plaidoyer de la BPI pour une robotique et IA française, aucune mention ne soit faite de l’infrastructure, comme si elle n’était pas le sujet… Pendant ce temps, Amazon avance avec 750 000 robots dans ses entrepôts, liés à travers AWS à ses centres de données, qui fonctionneront avec leurs propres réacteurs nucléaires. La myopie de l’industrie automobile sur l’électrique n’a d’égale que la myopie des pouvoirs publics européens sur la ré-industrialisation de l’Europe.
La question est de savoir si l’Europe est en mesure construire des giga centres de données disposant de leur propre source d’énergie, c’est à dire de penser intégration de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement ou au moins des éléments essentiels. Aujourd’hui, les investissements s’éparpillent sans cohérence, façon puzzle: un centre de données par ci (Nebius), un modèle de langage par là (Mistral), une centrale solaire ailleurs, etc. Il faut réaliser que la construction d’un centre de données à un million de GPUs demandera 85 km2 pour l’installation solaire ou à défaut la mise en place d’au moins trois modules nucléaires dédiés. La France prévoit la construction de son premier module de 344 MW en 2030, il sera géré par EDF qui en voit les usages suivants:
Cette technologie est censée remplacer les vieilles centrales au charbon, au fioul, au pétrole et au gaz fortement émettrices de CO2 dans le monde entier et permettre d'autres utilisations telles que la production d'hydrogène, le chauffage urbain ou le dessalement.
Il n’est pas question de contribuer à un projet de centre de données géant. Pendant ce temps, Google signe un accord avec Kairos Power pour construire 7 réacteurs nucléaires dédiés à ses centres de données entre 2030 et 2035: c’est une autre vision de la chaîne d’approvisionnement.
En matière économique, les deux disciplines universitaires clés sont la micro-économie (les entreprises et leurs marchés) et la macro-économie (les agrégats). Il est grand temps d’instaurer une discipline centrée sur les interdépendances au sein d’une économie. Cette discipline existe et s’appelle la méso-économie. Elle analyse les interconnexions au sein d’une économie (d’un pays, d’une zone, voire du monde entier) dans le but de pouvoir enclencher les actions qui permettront de la rendre plus robuste. La Chine est maître dans cette discipline. Les institutions européennes doivent procéder à une véritable réflexion sur les chaînes d’approvisionnement et arrêter de pousser à un numérique modulaire en contradiction avec la dynamique d’innovation actuelle sur l’IA. Les industries européennes ont déjà trop tendance à faire du modulaire car elles n’innovent plus; inutile de les enfermer dans cette direction.
Les Etats-Unis ont manifestement entrepris une réflexion méso-economique avant d’attribuer leurs subventions concernant les batteries: ils visent les points clés dominés par les chinois afin de proposer des alternatives crédibles: la cathode LFP et l’anode graphite. Il y a manifestement un plan sur la chaîne d’approvisionnement:
Pour des montants à peu près équivalents, l’Europe patauge: le quart de ses subventions a été attribué précipitamment à Northvolt début 2024, un producteur de batteries suédois au label vert mais aux comptes dans le rouge. Northvolt est maintenant contraint de réduire la voilure malgré toute l’aide obtenue. Il y a malheureusement peu de réflexion sur la chaîne d’approvisionnement…
Bonne fin de semaine,
Hervé